07 July 2019

baz-ar(t)


J'appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d'être circonscrit comme un propre et d'être la base où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et les objets de la recherche, etc.). Comme dans le management, toute rationalisation "stratégique" s'attache d'abord à distinguer d'un "environnement" un "propre", c'est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien, si l'on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l'Autre. Geste de la modernité scientifique, politique, ou militaire.

L'instauration d'une césure entre un lieu approprié et son autre s'accompagne d'effets considérables, dont quelques-uns doivent être notés tout de suite :
Le "propre" est une victoire du lieu sur le temps. Il permet de capitaliser des avantages acquis, de préparer des expansions futures et de se donner ainsi une indépendance par rapport à la variabilité des circonstances. C'est une maîtrise du temps par la fondation d'un lieu autonome.
C'est aussi une maîtrise des lieux par la vue. La partition de l'espace permet une pratique panoptique à partir d'un lieu d'où le regard transforme les forces étrangères en objets qu'on peut observer et mesurer, contrôler donc et "inclure" dans sa vision (*). Voir (loin), ce sera également prévoir, devancer le temps par la lecture d'un espace.
Il serait légitime de définir le pouvoir du savoir par cette capacité de transformer les incertitudes de l'histoire en espaces lisibles. Mais il est plus exact de reconnaître dans ces "stratégies" un type spécifique de savoir, celui que soutient et détermine le pouvoir de se donner un lieu propre. Aussi bien les stratégies militaires ou scientifiques ont-elles toujours été inaugurées grâce à la constitution de champs "propres" (cités autonomes, institutions "neutres" ou "indépendantes", laboratoires de recherche "désintéressés", etc.). Autrement dit, un pouvoir est le préalable de ce savoir, et non pas seulement son effet ou son attribut. Il en permet et commande les caractéristiques. Il s'y produit.
 Par rapport aux stratégies (dont les figures successives bougent ce schéma trop formel et dont le lien avec une configuration historique particulière de la rationalité serait aussi à préciser), j'appelle tactique l'action calculée que détermine l'absence d'un propre. Alors aucune délimitation de l'extériorité ne lui fournit la condition d'une autonomie. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l'organise la loi d'une force étrangère. Elle n'a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision, de rassemblement de soi : elle est mouvement "à l'intérieur du champ de vision de l'ennemi" comme le disait von Bülow (**), et dans l'espace contrôlé par lui. Elle n'a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l'adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des "occasions" et en dépend, sans prévoir ses sorties. Ce qu'elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu'offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d'être là où on ne l'attend pas. Elle est ruse.

(...)

Sans lieu propre, sans vision globalisante, aveugle et perspicace comme on l'est dans le corps à corps sans distance, commandée par les hasards du temps, la tactique est déterminée par l'absence de pouvoir comme la stratégie est organisée par le postulat d'un pouvoir. De ce point de vue, sa dialectique pourra être éclairé par l'art ancien de la sophistique. Auteur d'un grand système "stratégique", Aristote s'intéressait déjà beaucoup aux procédures de cet ennemi qui pervertissait, pensait-il, l'ordre de la vérité. De cet adversaire protéiforme, rapide, surprenant, il cite une formule qui, en précisant le ressort de la sophistique, peut finalement définir la tactique telle que je l'entends ici : il s'agit, dit Corax, de "rendre la plus forte la position la plus faible" (***). Dans son resserrement paradoxal, ce mot découpe le rapport de forces qui est au principe d'une créativité intellectuelle aussi tenace que subtile, inlassable, mobilisée en attente de toutes les occasions, disséminée sur les terrains de l'ordre dominant, étrangère aux règles que se donne et qu'impose la rationalité fondée sur le droit acquis d'un propre.

Les stratégies sont donc des actions qui, grâce au postulat d'un lieu de pouvoir (la propriété d'un propre), élaborent des lieux théoriques (systèmes et discours totalisants) capables d'articuler un ensemble de lieux physiques où les forces sont réparties. Elles combinent ces trois types de lieu, et visent à les maîtriser les uns par les autres. Elles privilégient donc les rapports de lieux. Du moins s'efforcent-elles d'y ramener les relations temporelles par l'attribution analytique d'une place propre à chaque élément particulier et par l'organisation combinatoire des mouvements spécifiques à des unités ou à des ensembles d'unités. Le modèle en a été militaire avant d'être "scientifique". Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu'elles donnent au temps - aux circonstances que l'instant précis d'une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvement qui changent l'organisation de l'espace, aux relations entre moments successifs d'un "coup", aux croisements possibles de durées et de rythmes hétérogènes, etc. A cet égard, la différence entre les unes et les autres renvoie à deux options historiques en matière d'action et de sécurité (des options qui répondent d'ailleurs à des contraintes plus qu'à des possibilités) : les stratégies misent sur la résistance que l'établissement d'un lieu offre à l'usure du temps ; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu'il présente et aussi des jeux qu'il introduit dans les fondations d'un pouvoir. Même si les méthodes pratiquées par l'art de la guerre quotidienne ne se présentent jamais sous une forme aussi tranchée, il n'en reste pas moins que des paris sur le lieu ou sur le temps distinguent les manières d'agir.



(*) "Il n'y a de stratégies qu'à inclure la stratégie de l'autre", pour John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, 3rd ed., New York, John Wiley, 1964
(**) "La stratégie est la science des mouvements guerriers en dehors du champ de vision de l'ennemei ; la tactique, à l'intérieur de celui-ci" (von Bülow)
(***) Aristote, Rhétorique, II, 24, 1402a : "rendre le plus faible de deux arguments le plus fort" (trad. M. Dufour, paris, Les Belles Lettres, Budé, 1967, t.2, p. 131). La même "trouvaille" est attribuée à Tisias par Platon, Phèdre, 273b-c (Platon, Œuvres Complètes, Paris, gallimard, Pléiade, t. 2, 1950, p. 72-73). Voir aussi W. K. C. Guthrie, The Sophists, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 178-179. Sur la technè de Corax, mentionnée par Aristote à propos des "lieux des enthymèmes apparents", voir Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation, Bruxelles, Université libre, 1970, p. 607-609.

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