Parce que tu as toujours eu cette sensation que ta vie s’est déroulée hors de toi, et en dépit de toi, et que tu l’as regardée se construire à l’écart et qu’elle ne te ressemble pas. Ce n’est pas seulement aujourd’hui. Quand tu étais petit et que tes parents t’emmenaient au supermarché tu regardais les passants avec leurs caddies. Tu les fixais, tu avais pris cette manie tu ne sais plus où, tu regardais leurs vêtements, leur façon de marcher, et tu te disais : Pourvu que je sois comme ça, pourvu que je ne sois pas comme ça. Et tu n’aurais jamais pensé à devenir ce que tu es aujourd’hui. Jamais. Tu n’aurais même pas pensé à ne pas le vouloir.
§§§
Je ne me suis pas retenu cette fois, et à cet infirmier qui voulait savoir vers quel service il devait m’expédier – après réflexion, je crois qu’il n’était pas infirmier, mais peut-être gardien, ou hôte d’accueil, ou standardiste – j’ai tout raconté. Je ne retenais pas mes pleurs. Je n’essayais pas de les retenir, j’étais convaincu que si je ne pleurais pas il ne me croirait pas. Mes larmes n’étaient pas fausses, la douleur était réelle, mais je savais qu’il fallait que je me plie au rôle si je voulais avoir des chances d’être cru. Évidemment c’est une angoisse qui a grandi les jours d’après. Plus tard, dans un autre hôpital, malgré ma détermination à émouvoir le médecin pour qu’il comprenne et pour qu’il me croie, ma voix était restée monocorde et métallique, je parlais avec froideur et distance, mes yeux restaient secs. J’avais trop pleuré, je n’avais plus rien à donner.
Tu dois pleurer ou il ne te croira pas, je pensais, tu dois pleurer. Mes yeux étaient devenus les yeux d’un étranger. Je me forçais. Je me suis contraint à faire monter les larmes, je me concentrais sur les images de Reda, de son visage, du revolver pour que les larmes coulent mais rien n’y faisait, les larmes ne coulaient pas, mes efforts ne payaient pas, les larmes ne se formaient pas, n’enflaient pas aux extrémités de mon regard, mon regard restait désespérément sec, j’étais toujours aussi placide qu’à mon arrivée et le médecin derrière ses lunettes hochait la tête, les lunettes glissaient sur son nez.
§§§
[...] utiliser l’après pour donner un sens à l’avant [...]. Le passé est la seule chose qu’on puisse changer et je suis sûr qu’il avait moins peur de l’avenir que de son passé.
§§§
le bruit harcèle le silence des organes ([la santé est le silence des organes. §Paul Valéry])
§§§
On dit qu’on ne peut pas sortir du langage, qu’il est le propre de l’être humain, qu’il conditionne tout, qu’il n’y a pas d’ailleurs, d’extérieur du langage, qu’on ne pense pas d’abord pour ensuite organiser ses pensées par le langage mais qu’il n’y a de pensée que par lui, qu’il est une condition, une nécessité de la raison et de la vie humaine, si le langage est le propre de l’homme alors pendant ces cinquante secondes où il me tuait je ne sais pas ce que j’étais). (Et par un étrange renversement aujourd’hui c’est le contraire, l’exact contraire, il ne me reste plus que le langage et j’ai perdu la peur, je peux dire « j’avais peur » mais ce mot ne sera jamais qu’un échec, une tentative désespérée de retrouver la sensation, la vérité de la peur.)
§§§
Cette prise de conscience de ce qui était réellement en train d’arriver avait eu lieu mais pourtant le sentiment d’irréalité persistait, et même après, en trois secondes, les trois secondes qui avaient suivi la strangulation le souvenir s’était vidé de sa réalité comme on vide un œuf par un trou percé à son extrémité ; la première seconde le souvenir s’était comme daté d’une heure, il avait été, pour une raison qui m’échappe, comme transféré, renvoyé, projeté une heure avant, la seconde suivante j’ai pensé que c’était arrivé quelques jours plus tôt, la troisième et dernière seconde que plusieurs années s’étaient dressées entre mon souvenir et moi.
§§§
On s’adapte vite à la peur.
§§§
Elle [le médecin] faisait comme si elle n’avait pas entendu, toujours tournée vers l’ordinateur, toujours le visage violet, fuchsia ; elle devait savoir depuis longtemps, après des années, que son travail consistait avant tout à gérer les silences et à savoir les imposer contre la folie des malades.
§§§
Dans le taxi on a tout fait pour parler d’autre chose mais les mots changeaient de sens, une espèce de langage codé parlait à notre place, il m’a demandé ce que je voulais manger et soudain repas voulait dire écharpe, il a demandé au chauffeur de mettre la radio plus fort et musique voulait dire revolver, Didier voulait dire Reda.
§§§
Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger à ce que je suis, qu’à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu’on vienne me l’arracher mais que je ne ressens que du dégoût, le plus profond dégoût si on s’approche de moi pour me susurrer qu’elle m’appartient, qu’aussitôt qu’on me la rappelle je voudrais la jeter dans la poussière et m’éloigner.
Didier m’a conseillé de parler. Il m’a dit de parler autant que nécessaire mais de passer le plus vite possible à autre chose – pas d’oublier, non, car l’oubli n’appartient pas au domaine du réalisable, et d’ailleurs il disait que l’oubli n’était peut-être pas souhaitable, même dans le cas où il aurait été envisageable, mais de toute façon il ne l’était pas, et il avait raison, je sais par expérience que l’autisme de ceux qui veulent oublier le passé est aussi terrible que l’autisme de ceux qui sont obsédés par ce passé, j’ai appris que la question n’est jamais d’oublier ou non, c’est une alternative fausse, la seule issue, ai-je dit plus tard à Clara, c’est-à-dire cette semaine, presque un an après, la seule issue consiste à réussir à atteindre une forme de mémoire qui ne répète pas le passé et depuis la nuit du 24, ou du moins le lendemain, je travaille là-dessus, je l’ai promis à Didier, je cherche à construire une mémoire qui me permettrait de défaire le passé, qui d’un même geste l’amplifierait et le détruirait, par laquelle plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu’il me reste, moins j’en suis le centre.
§§§
Je répondais que Reda me retrouverait après la prison s’il était arrêté, qu’il allait me retrouver et qu’il se vengerait, et Didier répondait « Mais ça n’arrive jamais », il disait qu’Emmanuel lui avait expliqué un jour que ça ne finissait jamais comme ça, il savait puisqu’il était avocat, « il sait ça mieux que toi », il était assez compétent pour dire que ce genre de vengeance n’existait pas, je baissais les yeux vers la tasse de Didier posée en face de moi et je pensais : Mais ça ne rend pas ma peur moins vraie, moins écrasante, et ils devraient se soucier de ta peur plus que des probabilités, et ils devraient penser à ta peur avant de penser au reste mais ils ne le font pas, ils ne le font pas, ils ne le font pas, ils ne pensent ni à toi ni à la peur, et je ne disais rien de tout ça, évidemment je ne disais rien, je disais seulement que je ne voulais pas que cette histoire s’étire sur les mois à venir, j’expliquais qu’une procédure me forcerait à me répéter encore et encore, que ce qui s’était passé deviendrait d’autant plus réel, que ce qui s’était passé s’inscrirait d’autant plus en moi, dans mon corps, dans ma mémoire ; je ne savais pas encore à quel point j’aurais envie d’en parler ensuite, je ne devinais pas que mon comportement avec l’infirmière le matin même préfigurait ce que j’allais être pendant quelques semaines mais de toute façon ça ne change rien car pouvoir en parler et effectivement parler, ou être contraint de le faire, être convoqué à le faire sont deux choses qui n’ont rien à voir, radicalement différentes, les deux choses les plus opposées qui soient, je sais maintenant qu’il n’y a rien de commun entre ces deux choses qu’on appelle du même mot : « parler », que parfois ce qu’on appelle parler est plus proche de souffrir, se taire, de vomir que de parler, je sais aujourd’hui que le langage ment ; et Didier rétorquait que je l’oublierais d’autant plus facilement si je portais plainte ; je pensais : C’est faux, c’est faux, il sait que c’est faux et ils veulent t’enfermer dans une histoire qui n’est pas la tienne, ils veulent te faire porter une histoire que tu n’as pas voulue, ce n’est pas ton histoire, et c’est ça qu’il te disent depuis tout à l’heure, c’est ça, c’est ce qu’ils te répètent : porter plainte, ils veulent que tu la portes, que tu portes la plainte sur ton dos et tant pis si je marche courbé pendant des mois, tant pis si je m’en brise le squelette, tant pis si l’histoire est trop lourde et qu’elle m’écrase les côtes, qu’elle me fissure la peau, qu’elle me rompt des articulations, qu’elle me compresse les organes, et Didier et Geoffroy parlaient et je ne distinguais plus leurs phrases, absorbé par ma colère, je ne les voyais même plus, je sentais seulement leurs silhouettes réprobatrices à côté de moi, ils n’étaient plus Didier et Geoffroy, ils n’étaient plus ces deux personnes qui m’avaient sauvé la vie tellement de fois, ils n’étaient plus, et je pensais : Ils sont comme Reda. Ils sont Reda. Si Reda est le nom du moment où tu as dû vivre ce que tu ne voulais pas vivre, si Reda est le nom de la privation, du silence, de ton absence, le nom de l’instant où tu as dû faire ce que tu ne voulais pas faire où tu as dû traverser ce que tu ne voulais pas traverser être ce que tu ne voulais pas être alors tu as beau chercher, j’ai pensé : J’ai beau chercher je ne vois pas la différence, je ne vois rien d’autre, ils prolongent Reda, ils sont Reda, je ne les regardais plus pour essayer de retrouver leur visage et je pensais : Ils sont Reda, ils sont Reda, si Reda ce soir-là t’a privé de tes mouvements, si ce que Redat’a pris pendant une heure c’est le choix, le choix de tes mouvements, le choix de ton corps, alors ils te font exactement la même chose, et comme Reda tu les supplies de t’épargner, tu les supplies d’arrêter mais ils n’arrêtent pas, ils t’étranglent, ils t’étouffent et tu les supplies de s’arrêter mais ils ne s’arrêtent pas. Ils ne s’arrêtent pas.
§§§
À la fin du repas, nous avons payé et nous avons marché en direction du commissariat, mon corps n’était pas le mien, je le regardais m’emmener au commissariat.
§§§
J’écoute de moins en moins Clara, ses digressions m’épuisent.
La policière à l’accueil nous a demandé ce qu’on voulait mais je n’arrivais pas à prendre la parole. J’étais bègue. Didier l’a fait pour moi : « Ce jeune homme voudrait porter plainte. » Ils te traînent par le col. Elle a dit : « Pour quelleraison ? » Ils te traînent par le col et elle vient les aider. J’ai répondu : « Tentative de meurtre, et viol. » Tu ne t’attendais pas à ça. Elle a eu un léger mouvement de recul elle a douté, elle nous a regardés tous les trois.
§§§
Il m’a installé dans son bureau, disant « Prenez la chaise », il est sorti, est revenu « Je vous écoute ».
Au début il tapait ce que je lui dictais. Puis les bruits de ses doigts sur le clavier se sont raréfiés. Je parlais dans le désordre. Il ne tapait plus du tout mais il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que le bruit des touches d’ordinateur s’était espacé puis complètement dissipé. Je parlais. Il m’a interrompu pour me dire qu’il ne pouvait pas s’occuper d’une « histoire comme la mienne ».
« C’est trop grave monsieur » ; il allait m’envoyer vers un autre commissariat, à quelques rues de là, toujours dans le sixième arrondissement. Je me suis vu me lever, ouvrir la porte d’un coup d’épaule et la faire voler en éclats, et courir dans le couloir, m’enfoncer dans la rue, dans la nuit, et courir encore. Mais j’étais toujours en place sur la chaise, et le policier quittait une seconde fois la pièce.
§§§
Ne l’écoute plus. J’ai suivi l’infirmière dans le bureau. Je me suis présenté au médecin, qui m’a serré la main, trop fort, Clara dit que les médecins serrent toujours les mains trop fort pour annoncer le rapport de force à venir – Mais ne l’écoute plus ; je me suis assis en face de lui, de l’autre côté de son bureau.
§§§
Les pleurs n’étaient pas nécessaires, mon corps suffit.
§§§
Les mensonges m’ont sauvé plus d’une fois. Si j’y réfléchis beaucoup de moments de liberté dans ma vie ont été des moments où j’ai pu mentir, et par mentir j’entends résister à une vérité qui essayait de s’imposer à moi, à mes tissus, à mes organes, en fait une vérité déjà établie en moi, parfois depuis longtemps, mais qui avait été établie en moi par les autres, de l’extérieur, une vérité extérieure, comme la peur que Reda m’avait inoculée, et je me rendais compte que les mensonges étaient la seule force qui m’appartenait vraiment, la seule arme à laquelle je pouvais faire confiance, sans condition. Je suis tombé sur cette phrase de Hannah Arendt quand j’étais dans le train pour venir ici et que je n’ai pas répétée à Clara qui se moque de moi quand je lui parle de philosophie ; Arendt écrit : « Autrement dit, la négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir – et la possibilité de nier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ;elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire “le soleil brille”, à l’instant même où il pleut […] ; ce fait indique plutôt que, tout en étant parfaitement aptes à appréhender le monde par le sens et le raisonnement, nous ne sommes pas insérés, rattachés à lui, de la façon dont une partie est inséparable du tout. Nous sommes libres de changer le monde et d’y introduire de la nouveauté. » Ma guérison est venue de là. Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité.
§§§
Clara se lève. Je l’entends marcher. Elle va jusqu’à son évier, elle remplit le verre d’eau. J’entends le débit de l’eau, le bruit de l’eau qui remplit le verre et les déglutitions quand elle boit. Elle pose le verre. Je l’entends revenir à sa place, faire grincer la chaise sur le sol. Je suis toujours derrière la porte.
« Je déteste les » [de toute façon je haïssais les autres, comme Clara l’a dit plus tôt. ]
Ne l’écoute plus.
Le temps s’enlisait. Je suis sorti du bureau de la médecin avec l’ordonnance et j’ai marché le moins vite possible jusqu’à la pharmacie pour perdre du temps, et rentrer chez Frédéric plus tard que si j’avais marché à un rythme plus soutenu, pour ne pas me retrouver face à une journée trop longue. Le pharmacien a lu ce qui était inscrit sur l’ordonnance, il ne pouvait sûrement pas deviner que le traitement n’était que préventif, rien, je crois, ne l’indiquait. Il m’a jeté un regard apitoyé, plaintif, rabatteur de la mort, et j’aurais préféré un geste de recul plutôt que son regard larmoyant.
§§§
J’avais passé une par une toutes les épreuves et les étapes obligatoires, les plus officielles, celles exigées par les procédures, comme les plus officieuses ; les médecins, les examens cliniques, la police, la police judiciaire, les médecins à moitié psychiatres et leurs conseils, mais aussi, presque comme si ces étapes étaient aussi institutionnalisées et obligatoires que les autres, la peur, les oscillations entre parole et silence, les sursauts d’arrogance pour se protéger.
§§§
Une deuxième personne s’était installée dans mon corps ; elle pensait à ma place, elle parlait à ma place, elle tremblait à ma place, elle avait peur pour moi, elle m’imposait sa peur, elle m’imposait de trembler de ses tremblements. Dans le bus ou dans le métro je baissais les yeux si un homme noir ou arabe ou potentiellement kabyle s’approchait de moi – car ce n’étaient que les hommes, et cette caractéristique était une autre absurdité, dans le fantasme raciste qui me colonisait, le danger avait toujours le visage d’un homme. Je baissais les yeux ou tournais la tête et je suppliais en silence Ne m’agresse pas, ne m’agresse pas. Je ne baissais pas la tête si l’homme était blond, roux, ou s’il avait une peau très pâle.
J’étais traumatisé deux fois : de la peur et de ma peur.
Ça a duré deux ou trois mois.
§§§
§§§
On dit qu’on ne peut pas sortir du langage, qu’il est le propre de l’être humain, qu’il conditionne tout, qu’il n’y a pas d’ailleurs, d’extérieur du langage, qu’on ne pense pas d’abord pour ensuite organiser ses pensées par le langage mais qu’il n’y a de pensée que par lui, qu’il est une condition, une nécessité de la raison et de la vie humaine, si le langage est le propre de l’homme alors pendant ces cinquante secondes où il me tuait je ne sais pas ce que j’étais). (Et par un étrange renversement aujourd’hui c’est le contraire, l’exact contraire, il ne me reste plus que le langage et j’ai perdu la peur, je peux dire « j’avais peur » mais ce mot ne sera jamais qu’un échec, une tentative désespérée de retrouver la sensation, la vérité de la peur.)
§§§
Cette prise de conscience de ce qui était réellement en train d’arriver avait eu lieu mais pourtant le sentiment d’irréalité persistait, et même après, en trois secondes, les trois secondes qui avaient suivi la strangulation le souvenir s’était vidé de sa réalité comme on vide un œuf par un trou percé à son extrémité ; la première seconde le souvenir s’était comme daté d’une heure, il avait été, pour une raison qui m’échappe, comme transféré, renvoyé, projeté une heure avant, la seconde suivante j’ai pensé que c’était arrivé quelques jours plus tôt, la troisième et dernière seconde que plusieurs années s’étaient dressées entre mon souvenir et moi.
§§§
On s’adapte vite à la peur.
§§§
Elle [le médecin] faisait comme si elle n’avait pas entendu, toujours tournée vers l’ordinateur, toujours le visage violet, fuchsia ; elle devait savoir depuis longtemps, après des années, que son travail consistait avant tout à gérer les silences et à savoir les imposer contre la folie des malades.
§§§
Dans le taxi on a tout fait pour parler d’autre chose mais les mots changeaient de sens, une espèce de langage codé parlait à notre place, il m’a demandé ce que je voulais manger et soudain repas voulait dire écharpe, il a demandé au chauffeur de mettre la radio plus fort et musique voulait dire revolver, Didier voulait dire Reda.
§§§
Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger à ce que je suis, qu’à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu’on vienne me l’arracher mais que je ne ressens que du dégoût, le plus profond dégoût si on s’approche de moi pour me susurrer qu’elle m’appartient, qu’aussitôt qu’on me la rappelle je voudrais la jeter dans la poussière et m’éloigner.
Didier m’a conseillé de parler. Il m’a dit de parler autant que nécessaire mais de passer le plus vite possible à autre chose – pas d’oublier, non, car l’oubli n’appartient pas au domaine du réalisable, et d’ailleurs il disait que l’oubli n’était peut-être pas souhaitable, même dans le cas où il aurait été envisageable, mais de toute façon il ne l’était pas, et il avait raison, je sais par expérience que l’autisme de ceux qui veulent oublier le passé est aussi terrible que l’autisme de ceux qui sont obsédés par ce passé, j’ai appris que la question n’est jamais d’oublier ou non, c’est une alternative fausse, la seule issue, ai-je dit plus tard à Clara, c’est-à-dire cette semaine, presque un an après, la seule issue consiste à réussir à atteindre une forme de mémoire qui ne répète pas le passé et depuis la nuit du 24, ou du moins le lendemain, je travaille là-dessus, je l’ai promis à Didier, je cherche à construire une mémoire qui me permettrait de défaire le passé, qui d’un même geste l’amplifierait et le détruirait, par laquelle plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu’il me reste, moins j’en suis le centre.
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Je répondais que Reda me retrouverait après la prison s’il était arrêté, qu’il allait me retrouver et qu’il se vengerait, et Didier répondait « Mais ça n’arrive jamais », il disait qu’Emmanuel lui avait expliqué un jour que ça ne finissait jamais comme ça, il savait puisqu’il était avocat, « il sait ça mieux que toi », il était assez compétent pour dire que ce genre de vengeance n’existait pas, je baissais les yeux vers la tasse de Didier posée en face de moi et je pensais : Mais ça ne rend pas ma peur moins vraie, moins écrasante, et ils devraient se soucier de ta peur plus que des probabilités, et ils devraient penser à ta peur avant de penser au reste mais ils ne le font pas, ils ne le font pas, ils ne le font pas, ils ne pensent ni à toi ni à la peur, et je ne disais rien de tout ça, évidemment je ne disais rien, je disais seulement que je ne voulais pas que cette histoire s’étire sur les mois à venir, j’expliquais qu’une procédure me forcerait à me répéter encore et encore, que ce qui s’était passé deviendrait d’autant plus réel, que ce qui s’était passé s’inscrirait d’autant plus en moi, dans mon corps, dans ma mémoire ; je ne savais pas encore à quel point j’aurais envie d’en parler ensuite, je ne devinais pas que mon comportement avec l’infirmière le matin même préfigurait ce que j’allais être pendant quelques semaines mais de toute façon ça ne change rien car pouvoir en parler et effectivement parler, ou être contraint de le faire, être convoqué à le faire sont deux choses qui n’ont rien à voir, radicalement différentes, les deux choses les plus opposées qui soient, je sais maintenant qu’il n’y a rien de commun entre ces deux choses qu’on appelle du même mot : « parler », que parfois ce qu’on appelle parler est plus proche de souffrir, se taire, de vomir que de parler, je sais aujourd’hui que le langage ment ; et Didier rétorquait que je l’oublierais d’autant plus facilement si je portais plainte ; je pensais : C’est faux, c’est faux, il sait que c’est faux et ils veulent t’enfermer dans une histoire qui n’est pas la tienne, ils veulent te faire porter une histoire que tu n’as pas voulue, ce n’est pas ton histoire, et c’est ça qu’il te disent depuis tout à l’heure, c’est ça, c’est ce qu’ils te répètent : porter plainte, ils veulent que tu la portes, que tu portes la plainte sur ton dos et tant pis si je marche courbé pendant des mois, tant pis si je m’en brise le squelette, tant pis si l’histoire est trop lourde et qu’elle m’écrase les côtes, qu’elle me fissure la peau, qu’elle me rompt des articulations, qu’elle me compresse les organes, et Didier et Geoffroy parlaient et je ne distinguais plus leurs phrases, absorbé par ma colère, je ne les voyais même plus, je sentais seulement leurs silhouettes réprobatrices à côté de moi, ils n’étaient plus Didier et Geoffroy, ils n’étaient plus ces deux personnes qui m’avaient sauvé la vie tellement de fois, ils n’étaient plus, et je pensais : Ils sont comme Reda. Ils sont Reda. Si Reda est le nom du moment où tu as dû vivre ce que tu ne voulais pas vivre, si Reda est le nom de la privation, du silence, de ton absence, le nom de l’instant où tu as dû faire ce que tu ne voulais pas faire où tu as dû traverser ce que tu ne voulais pas traverser être ce que tu ne voulais pas être alors tu as beau chercher, j’ai pensé : J’ai beau chercher je ne vois pas la différence, je ne vois rien d’autre, ils prolongent Reda, ils sont Reda, je ne les regardais plus pour essayer de retrouver leur visage et je pensais : Ils sont Reda, ils sont Reda, si Reda ce soir-là t’a privé de tes mouvements, si ce que Redat’a pris pendant une heure c’est le choix, le choix de tes mouvements, le choix de ton corps, alors ils te font exactement la même chose, et comme Reda tu les supplies de t’épargner, tu les supplies d’arrêter mais ils n’arrêtent pas, ils t’étranglent, ils t’étouffent et tu les supplies de s’arrêter mais ils ne s’arrêtent pas. Ils ne s’arrêtent pas.
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À la fin du repas, nous avons payé et nous avons marché en direction du commissariat, mon corps n’était pas le mien, je le regardais m’emmener au commissariat.
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J’écoute de moins en moins Clara, ses digressions m’épuisent.
La policière à l’accueil nous a demandé ce qu’on voulait mais je n’arrivais pas à prendre la parole. J’étais bègue. Didier l’a fait pour moi : « Ce jeune homme voudrait porter plainte. » Ils te traînent par le col. Elle a dit : « Pour quelleraison ? » Ils te traînent par le col et elle vient les aider. J’ai répondu : « Tentative de meurtre, et viol. » Tu ne t’attendais pas à ça. Elle a eu un léger mouvement de recul elle a douté, elle nous a regardés tous les trois.
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Il m’a installé dans son bureau, disant « Prenez la chaise », il est sorti, est revenu « Je vous écoute ».
Au début il tapait ce que je lui dictais. Puis les bruits de ses doigts sur le clavier se sont raréfiés. Je parlais dans le désordre. Il ne tapait plus du tout mais il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que le bruit des touches d’ordinateur s’était espacé puis complètement dissipé. Je parlais. Il m’a interrompu pour me dire qu’il ne pouvait pas s’occuper d’une « histoire comme la mienne ».
« C’est trop grave monsieur » ; il allait m’envoyer vers un autre commissariat, à quelques rues de là, toujours dans le sixième arrondissement. Je me suis vu me lever, ouvrir la porte d’un coup d’épaule et la faire voler en éclats, et courir dans le couloir, m’enfoncer dans la rue, dans la nuit, et courir encore. Mais j’étais toujours en place sur la chaise, et le policier quittait une seconde fois la pièce.
§§§
Ne l’écoute plus. J’ai suivi l’infirmière dans le bureau. Je me suis présenté au médecin, qui m’a serré la main, trop fort, Clara dit que les médecins serrent toujours les mains trop fort pour annoncer le rapport de force à venir – Mais ne l’écoute plus ; je me suis assis en face de lui, de l’autre côté de son bureau.
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Les pleurs n’étaient pas nécessaires, mon corps suffit.
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Les mensonges m’ont sauvé plus d’une fois. Si j’y réfléchis beaucoup de moments de liberté dans ma vie ont été des moments où j’ai pu mentir, et par mentir j’entends résister à une vérité qui essayait de s’imposer à moi, à mes tissus, à mes organes, en fait une vérité déjà établie en moi, parfois depuis longtemps, mais qui avait été établie en moi par les autres, de l’extérieur, une vérité extérieure, comme la peur que Reda m’avait inoculée, et je me rendais compte que les mensonges étaient la seule force qui m’appartenait vraiment, la seule arme à laquelle je pouvais faire confiance, sans condition. Je suis tombé sur cette phrase de Hannah Arendt quand j’étais dans le train pour venir ici et que je n’ai pas répétée à Clara qui se moque de moi quand je lui parle de philosophie ; Arendt écrit : « Autrement dit, la négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir – et la possibilité de nier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ;elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire “le soleil brille”, à l’instant même où il pleut […] ; ce fait indique plutôt que, tout en étant parfaitement aptes à appréhender le monde par le sens et le raisonnement, nous ne sommes pas insérés, rattachés à lui, de la façon dont une partie est inséparable du tout. Nous sommes libres de changer le monde et d’y introduire de la nouveauté. » Ma guérison est venue de là. Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité.
§§§
Clara se lève. Je l’entends marcher. Elle va jusqu’à son évier, elle remplit le verre d’eau. J’entends le débit de l’eau, le bruit de l’eau qui remplit le verre et les déglutitions quand elle boit. Elle pose le verre. Je l’entends revenir à sa place, faire grincer la chaise sur le sol. Je suis toujours derrière la porte.
« Je déteste les » [de toute façon je haïssais les autres, comme Clara l’a dit plus tôt. ]
Ne l’écoute plus.
Le temps s’enlisait. Je suis sorti du bureau de la médecin avec l’ordonnance et j’ai marché le moins vite possible jusqu’à la pharmacie pour perdre du temps, et rentrer chez Frédéric plus tard que si j’avais marché à un rythme plus soutenu, pour ne pas me retrouver face à une journée trop longue. Le pharmacien a lu ce qui était inscrit sur l’ordonnance, il ne pouvait sûrement pas deviner que le traitement n’était que préventif, rien, je crois, ne l’indiquait. Il m’a jeté un regard apitoyé, plaintif, rabatteur de la mort, et j’aurais préféré un geste de recul plutôt que son regard larmoyant.
§§§
J’avais passé une par une toutes les épreuves et les étapes obligatoires, les plus officielles, celles exigées par les procédures, comme les plus officieuses ; les médecins, les examens cliniques, la police, la police judiciaire, les médecins à moitié psychiatres et leurs conseils, mais aussi, presque comme si ces étapes étaient aussi institutionnalisées et obligatoires que les autres, la peur, les oscillations entre parole et silence, les sursauts d’arrogance pour se protéger.
§§§
Une deuxième personne s’était installée dans mon corps ; elle pensait à ma place, elle parlait à ma place, elle tremblait à ma place, elle avait peur pour moi, elle m’imposait sa peur, elle m’imposait de trembler de ses tremblements. Dans le bus ou dans le métro je baissais les yeux si un homme noir ou arabe ou potentiellement kabyle s’approchait de moi – car ce n’étaient que les hommes, et cette caractéristique était une autre absurdité, dans le fantasme raciste qui me colonisait, le danger avait toujours le visage d’un homme. Je baissais les yeux ou tournais la tête et je suppliais en silence Ne m’agresse pas, ne m’agresse pas. Je ne baissais pas la tête si l’homme était blond, roux, ou s’il avait une peau très pâle.
J’étais traumatisé deux fois : de la peur et de ma peur.
Ça a duré deux ou trois mois.
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